René Laubiès

La nature est abstraite 

La matière ne m’intéresse pas. L’huile, l’encre, l’aquarelle ne sont pour moi qu’un support, pas une fin en soi. Je n’ai jamais cherché à faire une œuvre, mais à participer au flux de l’univers, à la vie… » disait René Laubiès, décédé en 2006, en Inde. Toujours fidèle, la galerie Margaron expose, dix ans après sa disparition, une formidable suite d'œuvres, de 1949 à 2006, légères comme l'air, souffles et traces de couleur à la surface du papier. Des premières créations, où se lit l'envie d'une écriture abstraite, aux ultimes dessins, où s'évapore dans la fluidité de l'encre toute forme rigide, le destin de Laubiès semble le passage, la caresse de l'esprit au monde…

 

Ami des poètes américains et grand voyageur, le Français a été rattaché un temps au mouvement nuagiste, avant de disparaître, englouti par l'explosion du pop art.

C'est un tableau peint par René Laubiès en 1953 alors qu'il avait 29 ans. Comme toutes les oeuvres de ce peintre français, il ne porte pas de titre. Le fond se compose d'une harmonie d'ocres jaunes et rouges rappelant les parois peintes des grottes préhistoriques. Quelques signes noirs et mystérieux, tracés d'un geste nerveux, animent cette surface minérale. On songe à Paul Klee. Mais contrairement à l'artiste allemand, Laubiès ne détourne pas l'art pariétal pour en produire des simulacres ; il cherche ce que les peintres chinois lettrés appelaient « l'unique trait de pinceau ».

Ce qui relie l'art à l'univers
Ce dernier concept apparaît à la fin du XVIIe siècle sous la plume de Shitao, surnommé le moine Citrouille-Amère. Il est tout empreint de philosophie chán, une forme de bouddhisme influencé par le taoïsme, apparue en Chine vers le Ve siècle. Dans son Propos sur la peinture (1) , Shitao précise que « l'unique trait de pinceau est l'origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ». C'est à la fois l'élément le plus simple de la peinture chinoise, la base de la création, et ce qui relie l'art à l'univers - sa mesure.

Or Laubiès, fils d'un avocat corrézien et d'une créole réunionnaise d'origine asiatique, s'est très tôt passionné pour la pensée chinoise - on lui prête même la traduction d'un traité de peinture du XIe siècle, le Haut Message des forêts et des sources, de Guo Xi (1020-vers 1100).

Cultiver sa propre légende
Ainsi est née la légende du peintre lettré détaché des contingences matérielles. L'artiste « colonial français », comme il aimait se qualifier, né à Saïgon en 1924, cultivait son personnage. Ami des poètes américains Robert Creeley et Ezra Pound (il publie la première traduction française des Cantos), grand voyageur, le jeune homme, soutenu par le directeur des Musées de France, Georges Salles, expose chez Alexandre Iolas à New York en 1957 et chez Facchetti à Paris, avant de quitter subitement la scène internationale.

“Ils se prennent pour Louis XIV et finissent comme Louis XVI”
Il n'aime ni le marché, ni l'institution. « Le zèle des petits fonctionnaires de l'art me fait rire, écrit-il. Ils sont aussi vite limogés que promus. Ils se prennent pour Louis XIV et finissent comme Louis XVI. » En 1969, il part vivre une partie de l'année en Inde. Il y est mort, le 13 novembre 2006.

L'indifférence et l'espoir
Le nom de Laubiès a peu à peu disparu. Au début des années 1960, son oeuvre a été rattachée à celles des nuagistes, un mouvement français éphémère regroupant des artistes abstraits aux styles vaporeux (Messagier, Benrath, Duvillier, Graziani, Lerin, etc.). Indifférent aux tendances, aux codes, aux coteries et mêmes aux techniques (« la matière ne m'intéresse pas, disait-il. L'huile, l'encre, l'aquarelle ne sont pour moi qu'un support, pas une fin en soi »), le peintre a laissé faire. Pourtant, loin de la joliesse un peu molle caractérisant les tableaux nuagistes, Laubiès simplifiait, épurait, cherchant dans la voie tracée par Shitao « à participer au flux de l'univers ». Mais comment faire comprendre et admettre la subtilité d'une peinture spirituelle, en pleine explosion du pop art ?

Le temps a passé. Certaines sensibilités ne se satisfont plus aujourd'hui d'un néopop essoufflé ou d'une rébellion à présent embourgeoisée ne cessant de se caricaturer - en premier lieu les artistes chinois qui, à l'enseignement de Shitao, ont préféré les codes occidentaux plus rentables. Aussi le lent cheminement d'un homme vers le dénuement, vers la solitude, vers la poésie et la beauté du monde devient-il exemplaire. Son oeuvre offre une alternative à la violence et à la folie de notre société - un peu de rêve, un peu d'humanité, un peu d'espoir, surtout.